Si mes lecteurs récents ne s’en aperçoivent pas toujours, parce que je n’en fais surtout pas un sujet central de mon blog, le fait est que je suis non-voyante. C’est une contrainte parfois, une difficulté souvent, mais j’ose le dire, c’est aussi une plus-value. Quoi qu’il en soit, le handicap ne mérite ni d’être mis en avant, ni d’être nié. Il fait partie de moi, un point c’est tout, comme mes cheveux ou mon intarissable bavardage.
C’est également ainsi que le vit Ana, presque aveugle comme moi, une grande amie avant tout autre chose, mais aussi une fille épatante, comédienne, modèle, qui a choisi de faire de son image l’une des composantes les plus importantes de son métier, alors qu’elle n’a pratiquement aucun moyen d’en avoir un aperçu dans un miroir.
En 2019, Ana a reçu le prix du jury du concours Elegant Top Model International, un prix décerné par le Comité Miss Elegance France International, récompensant l’élégance et la beauté d’hommes et femmes de 14 à 70 ans, sans critère de taille.
A cette occasion dont elle a largement de quoi être fière, j’ai décidé de vous faire découvrir le parcours de cette femme incroyable, qui prend la vie à bras-le-corps, au travers d’une interview. J’espère que vous prendrez autant de plaisir à la lire que j’en ai eu en la faisant.
Flo : Salut ! Avant tout merci d’avoir accepté ma petite interview. Pour commencer, pourrais-tu te présenter en quelques mots ? Dis-nous qui tu es, ce que tu fais, ce que tu aimes.
Ana : Salut, je suis enchantée d’être invitée dans ta dimension. J’aime tes articles et la spontanéité avec laquelle tu partages tes découvertes, tes recettes, tes astuces. Je suis Ana, avec un seul n, Nana pour mes amis. J’ai 30 ans, je les ai eus au mois de mars. Je suis comédienne et modèle photo. J’adore les tomates, Netflix, le moment incongru où les chats pètent un câble, enfin, les petits inattendus de tous les jours.
Flo : Aujourd’hui, si on te demande quel est ton métier, qu’est-ce que tu réponds ?
Ana : Je dis que je suis comédienne et modèle. Je suis aussi malvoyante. C’est l’une des caractéristiques qui me constitue. Elle ne me détermine pas pour autant. L’une est inévitable, les autres sont nécessaires. Je n’ai plus honte d’assumer qui je suis et ce vers quoi je tends. Car même si je sais que je suis comédienne, seuls le travail et la ténacité peuvent me conduire vers mes objectifs. Le talent, c’est d’oser peut-être se décevoir.
Flo :Quel est ton parcours ? Comment en es-tu arrivée à ce que tu fais aujourd’hui ?
Ana : J’ai fait un bac L option théâtre. J’adore les histoires. Quand on est comédien, on a la responsabilité de les faire exister. J’aime les mots à la folie, leur musique, et le concept de personnage me met dans tous mes états. Ma mère me trimbalait partout, même à l’Opéra. J’ai toujours eu une mère un peu bobo avant même que cela soit à la mode. La première fois que j’ai vu Les Contes d’Hoffmann, j’étais bouleversée comme seule une petite fille de 5 ans peut l’être. Ça ne se contentait pas seulement d’être plus grand que moi, ça me dépassait. Un Cœur Simple de Flaubert, et voilà que j’étais amoureuse de Lucchini. Je voulais devenir amie avec le conteur Henri Gougaud. J’écoutais compulsivement les aventures de Mouche et la Sorcière de Yack Rivais et les contes de la rue Broca de Pierre Gripari.
Conclusion : il fallait que je devienne professeur de Lettres selon mes parents. Alors j’ai étudié en conséquence. Hypokhâgne au Lycée Bossuet à Meaux, la Sorbonne où je me suis arrêtée à la Licence tout en négociant de continuer le théâtre. Après un énième master non validé, je me suis rabattue sur le journalisme pour avoir un vrai métier, faire plaisir. C’est quand j’ai été refusée par une grande radio parce que je n’avais pas le permis, que j’ai décidé de vivre pour moi. Le conservatoire Georges Bizet, les stages au cours Cochet, au cours Florent, l’école de la voix avec Martine Amsili, l’école côté Cour, le théâtre m’accompagnait jusqu’alors, mais il n’était pas au centre de mon existence. Une idée de la réussite sociale inculquée depuis l’enfance me retenait, j’étais immature, fragile, pas prête. Maintenant, j’irai jusqu’au bout, sans aucun regret. A quoi bon mener une vie qu’on nous inflige. Je ne sais pas être heureuse sans le théâtre, j’ai pourtant essayé. Je fais le choix, certes difficile, du bonheur, celui du présent, pas celui qui arriverait si… Je ne sais pas vivre au conditionnel.
Flo : Qu’est-ce qui t’a attirée vers se monde de la beauté et de la mode ?
Ana : J’ai toujours accordé de l’importance à mon image, normal pour une fille de styliste-photographe. Ma mère m’a transmis le goût des vêtements, des attitudes, la conscience que ce n’est pas parce que je ne voyais pas, qu’on ne me voyait pas. C’est par le regard qu’on nous découvre. Et même quand on ne veut rien montrer, on raconte malgré nous. Je n’ai jamais compris que sous prétexte d’intelligence, on néglige les apparences. Tout comme en poésie, la forme est complice du fond. Avec le théâtre, j’ai eu à constituer un book photos, premier outil, avec la démo, nécessaire pour passer les castings. Il s’avère que mon premier shooting avec Christine Ledroit Perrin a été pour moi une révélation. J’ai adoré travailler avec elle, et je me suis dit que je voulais savoir poser, en tant que comédienne mais aussi en tant que modèle. Pourquoi une malvoyante ne pourrait-elle pas être sensuelle, Féminine, à l’aise dans son corps de femme ? J’ai pris ça comme un défi, me suis inscrite dans un groupe Facebook pour collaborer avec des photographes. Aujourd’hui, je travaille avec des professionnels, et tente certains concours. J’aime jouer avec mon image, il y a toujours à corriger, inventer, créer. J’aime l’enjeu que cela représente pour moi et les gens que je croise. J’aime bousculer les préjugés. Une semi-aveugle, c’est quelque chose dont on a honte, pitié, ça fait peur. Le handicap visuel plus qu’un autre dérange. Cela remémore au monde ses failles, son impuissance. Une aveugle est une Femme avant d’être une handicapée. Le monde de la mode est, selon moi, en partie responsable de cette mise au vestiaire… Et c’est pour cette raison qu’il m’attire.
Flo : Tu n’y vois pratiquement pas et tu travailles sans arrêt avec ton image. Comment fais-tu pour avoir une représentation suffisamment précise de l’image que tu renvoies ? Est-ce que parfois, ne pas pouvoir te voir comme les autres te voient t’angoisse ? Comment gères-tu alors cette inquiétude ?
Ana : J’essaie de m’apprivoiser un peu plus chaque jour. Quand on travaille avec soit, on n’a pas le choix que de se connaître par cœur, pour tout le monde c’est pareil. Avec moi, le diagnostic est plus évident. Mon professeur de théâtre d’il y a quelques années me disait : « soit tu acceptes ton handicap, sois tu descends du plateau… Oublies-toi.» Il ajoutait : « Tu ne vas pas faire comme les filles qui ont un gros cul, qui perdent du poids ou qui se cache derrière un pull »… Cette remarque m’avait choquée. À présent, je comprends. Si on passe notre temps à regarder ce qui ne va pas, les autres le font aussi. Porter un pull, faire un régime n’y change rien. Ce qui compte c’est d’être et d’accepter les regards extérieurs pour mieux les mettre à distance. Au final, être malvoyante ne compte pas, on perçoit de nous certains aspects qui nous arrangent ou nous contrarient, mais on n’a aucun contrôle sur l’opinion d’autrui. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est de me renouveler, de me chercher, mais non un idéal. Je peux encore voir aujourd’hui les traits de mon visage de près, je déduis plus que je ne vois d’ailleurs. Parfois, je redoute le jour, inévitable, où je ne me verrai plus, où je ne pourrai plus regarder les gens que j’aime. Alors j’avance, je kiffe. Je me suis habituée à être vue par différents objectifs, je ne suis jamais la même dans les yeux des gens que je rencontre, et c’est ce qui me plaît.
Flo :Tu as donc gagné le prix du jury du concours Elegant Top Model International 2019. Qu’est-ce qui t’a poussée à participer à ce concours ?
Ana : J’ai participé au concours Top Elégant International parce qu’on m’a démarché sur un site de castings. Pourquoi une modèle malvoyante ne ferait-elle pas la couverture de certains magazines ? Pourquoi ne pourrait-elle pas participer à cette campagne pour cette nouvelle marque sur Instagram ? Pourquoi ne serait-elle pas la maîtresse du médecin dans ce téléfilm ? Pourquoi ne serait-t-elle pas celle qui mange du muesli dans cette publicité ? Pourquoi ne tiendrait-elle pas le premier rôle dans ce long métrage ? La beauté n’est pas dans le fait d’être ou non valide. C’est bien souvent une question de traits, de postures, d’énergies. Je crois aussi que j’aimerais qu’on représente davantage le monde dans ce qu’il a d’authentique.
Flo : Que signifie pour toi cette victoire ? Que va-t-elle t’apporter ?
Ana : Je me suis dit en participant à ce concours, que les organisateurs ne feraient jamais gagner une semi-aveugle pour des raisons pratiques ou économiques. J’ai pourtant remporté le prix du Jury, prix qui me fait plaisir, ne serait-ce qu’en regard des 22 mille candidates qui ont participé. Auparavant, en octobre 2018, j’avais été élue troisième dauphine de Miss Super Modèle France, un concours sans doute moins quotté, mais qui m’avait donné l’envie de tenter à nouveau ma chance. J’ai bon espoir que les mentalités changent même si ça nous paraît toujours trop long.
Flo : Comment fais-tu pour défiler dans un lieu que tu ne connais pas ? As-tu des astuces pour te repérer, pour faire comme les autres sans toujours voir ce que les autres font ?
Ana : Je fais comme sur scène, comme dans un lieu que j’appréhende pour la première fois, j’en fais le tour afin d’avoir une vue d’ensemble et une image mentale. Après, dans le cas du défilé, je compte le nombre de pas et je répète mes postures pour avoir de l’assurance dans mes déplacements et me tenir le plus droite possible. Petite anecdote : lors du défilé de Top Elégante Internationale, le fait de savoir qu’il y avait six pas à compter avant de parvenir au milieu du plateau à aider toutes les autres candidates. Je dois toujours insister auprès des organisateurs, prouvé que j’en suis capable, pour que l’on accepte de me laisser en autonomie. Au départ, on voulait me faire défiler avec un guide.
Je ne suis pas comme les autres, mon handicap se voit toujours un peu, ne serait-ce que dans une hésitation, un regard moins fixe, on le remarque mais c’est mon originalité. Au lieu de lutter contre, je vie avec. Je m’intègre tout en ne reniant pas ce que je suis, c’est mon identité.
Flo :Quelle est la réaction des professionnels de ce milieu lorsqu’ils découvrent que tu es non-voyante ? Et celle des autres candidats ?
Ana : En général, c’est soit de l’inquiétude, genre « qu’est-ce qui nous tombe sur les bras ? » De l’admiration ou une forme de pitié bienveillante. Ça laisse rarement les gens indifférents. Rares sont ceux qui réagissent avec naturel et décontraction. Oh top, une malvoyante, c’est ultra glamour votre canne, voulez-vous visiter les lieux ? Un café ? Les candidats sont adorables la plupart du temps. Lors de mon premier concours, j’ai rencontré trois filles : Céline, Blandine et Laurie. Elles n’en n’ont pas trop fait, elles m’ont aidée à prendre mes repères et à passer le temps car on attend beaucoup, beaucoup, dans les concours. Elles avaient une vraie générosité, une joie de vivre et des sourires qui pétillent. Lors de Top Elégante International, le second concours, j’ai rencontré Awa et Richard. Awa était à mes côtés pour que je puisse me repérer entre les différents tableaux. Elle avait un grand rire, des gestes protecteurs, une voix chaude et pleine, un amour de femme. Richard est comédien, charismatique, sociable, j’étais « sa sœur », et j’adorais cette sympathie, mélange de Bad boy et de crooner américain. Il y a bien sûr ceux qui sont blasés ou qui ne savent pas comment réagir, mais je n’ai jamais vu quelqu’un me manquer de respect ou être désagréable, les gens de ce milieu sont plutôt spontanés et accueillants.
Flo : Quels sont tes projets pour l’avenir, immédiat et à plus long terme ?
Ana : Dans l’immédiat, je rêve d’une bonne pizza végétarienne. Plus sérieusement, je me laisse entre 2 et 5 ans pour lancer ma carrière, le temps de me perfectionner, de m’impliquer dans plein de projets artistiques. Je vais continuer les shootings, les collaborations, ma formation théâtrale au Studio Alain De Bock, le sport et les castings. Je vais peut-être tenter Top Modèle Europe, j’aimerai tourner dans un long métrage, faire davantage de publicités et collaborer avec des nouvelles marques. L’année prochaine, on monte une pièce, je vous laisse la découvrir si vous venez me voir jouer à Paris.
Flo : Le mannequinat est-il un moyen pour toi de te faire connaître en vue d’une carrière d’actrice, ou aimerais-tu pouvoir poursuivre ces deux métiers en parallèle ?
Ana : Les shootings photo et mon métier d’actrice sont complémentaires. J’aime apprendre de mon corps, la photo m’aide à me percevoir, à ne pas me laisser aller. Tout comme le sport, les shootings sont intégrés dans ma routine de vie, j’aime les contraintes que ça implique et la discipline que ça exige. On a besoin d’une nouvelle image de ce que peut être la femme en 2019.
Flo : Pour finir, y a-t-il quelque chose que tu aimerais dire à mes lecteurs ? Un message que tu voudrais nous transmettre ?
Ana : N’ayez jamais peur de vos rêves, apprenez à vous aimer, à faire la paix avec vos frustrations. Je ne me prive jamais des petits plaisirs du quotidien, je les savoure. Quand vous petit déjeuner. Quand vous avez fait 2h de cardio et qu’après vous nagez dans la piscine de votre salle de sport. Quand vous mangez une glace Inimitable, framboise, passion à Amorino. Quand vous manger un tartare de thon à la mangue à vous rouler par terre accompagné d’une bonne sangria. Quand, à Collioure, on vous offre un petit sac tout mini en cuir rose mais qu’en réalité il est corail. Quand vous découvrez Nadine Monfils et Le Bal Du Diable conseillé par un ami. Quand vous collez vos pieds froids sur les mollets chauds de votre moitié. Quand vous savez qu’il-elle vous fera vôtre plat préféré. Quand vous apprenez une bonne nouvelle d’un-une ami-e. Quand vous buvez du gazpacho Alvalle et qu’une appli vous dit que c’est top pour la santé. Quand vous dévalisez les boutiques et que vous culpabilisez. Quand vous êtes essoufflée parce que vous avez pris du plaisir. Quand vous découvrez que vous aimez le melon dans la salade grâce à votre amie de collège, de lycée, de maintenant. Quand vous attendez la naissance du petit garçon d’une autre grande amie. Quand vous êtes en osmose avec votre belle-sœur et que vous inventez un animal qui mange des mouches et des tulipes. Quand vous êtes émue devant le dernier épisode de Downton Abbey. Quand vous attendez Les Chroniques De Dani Méga O’Malley. Quand vous ne savez pas de quoi demain sera fait. Quand vous partagez une musique et que l’autre comprend pourquoi, à ce moment précis, dans le refrain, ça fait un truc. Quand vous guettez le monstre de la fenêtre et que vous hésitez entre un chat ou une grenouille-crapaud et que c’est peut-être les deux à la fois. Quand vous achetez une brume Victoria’s Secret. Quand vous avez 30 ou 70 ans. Quand vous êtes mère. Quand vous êtes père. Quand vous êtes enfant. Quand vous êtes jolie, sexy, beau gosse, viril, plus seul, devant netflix, dans la douche, aux toilettes, chez le coiffeur, en vadrouille, en voiture, dans la lune, sur la terre, sur scène. Quand vous êtes tout simplement. Profitez, profitez, profitez.
Merci Ana, merci beaucoup d’avoir pris tout ce temps pour parler de toi, de ta vie, de tes valeurs, pour nous avoir fait rêver, donné envie, donné confiance. Je ne sais plus trop comment conclure, parce que tu m’as émue et que je suis en train de m’essuyer les yeux. Du coup c’est compliqué pour taper sur le clavier en même temps.
J’espère que ta belle histoire pourra convaincre chaque lecteur et chaque lectrice qui passera par ici que quelles que soient ses différences, ce sont aussi des richesses et qu’il ou elle ne doit jamais, jamais hésiter un instant à réaliser ses rêve, ses projets, en étant juste celui ou celle qu’il ou elle est, parce que c’est cet être qui a vraiment de la valeur.
Vous pouvez retrouver Ana sur Instagram par ici, suivre toutes ses actus et admirer ses superbes photos.
Et bien sûr et surtout, on te souhaite plein de réussite dans tous tes beaux projets.
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C’était avec un grand plaisir de vous avoir photographié vous et Ana